Le sort réservé au quartier de Makkasan, un immense espace vert au milieu de Bangkok, oppose les communautés locales et écologistes aux promoteurs et autorités à la recherche de liquidités, dans une lutte qui devient de plus en plus fréquente en Asie.
Le quartier de Makkasan, au cœur de Bangkok, l’une des villes les plus urbanisées du monde, couvre une superficie d’environ 80 hectares. Il abrite une gare, un atelier, des entrepôts et quelques maisons dans un espace vert qui contraste avec les immeubles de grande hauteur qui l’entourent.
Les débats autour des terrains de Makkasan, qui appartiennent aux chemins de fer d’État de Thaïlande (SRT), font rage depuis des années dans la mesure où cette zone constitue le dernier espace non aménagé d’une ville ne disposant que de trop peu de parcs.
« C’est la dernière grande parcelle que nous avons à Bangkok, et notre dernière chance de créer un grand espace vert pour la population. Nous ne devons pas le gaspiller », a déclaré Pongkwan Lassus, architecte et designer.
« Outre la surface, de nombreux bâtiments ont une valeur historique et architecturale. Nous devons conserver ce patrimoine pour les générations futures, et non tout détruire au profit des centres commerciaux », a-t-elle ajouté.
Dans les villes asiatiques qui connaissent un boom économique, les terrains vacants et les vieux immeubles cèdent leur place aux autoroutes et aux tours de bureaux et d’appartements modernes qui, selon les critiques, les dénaturent, accentuent les inégalités et aggravent les effets négatifs de la croissance urbaine galopante.
L’année dernière, une communauté de plus de 300 personnes vivant à côté d’un vieux fort à Bangkok a été expulsée et ses constructions traditionnelles en bois rasées pour faire place à un parc public dont les détracteurs affirment que le seul but est d’impressionner les touristes.
Les autorités ont aussi commencé à déloger les vendeurs et les stands de streetfood des trottoirs, ainsi qu’à évacuer les boutiques et les bidonvilles le long du fleuve Chao Phraya dans le but de moderniser Bangkok.
Des groupes issus de la société civile affirment que les expulsions et les plans de réaménagement ciblent principalement les communautés pauvres qui n’ont aucun droit formel sur les terres ou les espaces qu’elles occupent dans une ville densément peuplée.
Les autorités affirment quant à elles avoir éliminé ces empiétements pour améliorer l’accessibilité et la qualité de vie des résidents.
Cette promesse est actuellement mise à l’épreuve alors que le plan de réaménagement de Makkasan est en voie de finalisation.
« Nous avons demandé à un consultant d’étudier la meilleure utilisation possible de ces terres, et nous déciderons en conséquence », a déclaré Siriphong Preutthipan, de la direction de la SRT.
« Nous sommes conscients des différentes attentes en matière d’espaces verts, de musées et de développement commercial. Nous les examinerons toutes et verrons ce qui est le plus sensé, la meilleure utilisation possible de ces terres », a-t-il déclaré à la Fondation Thomson Reuters.
Embouteillages
Avec quelque 20 millions de visiteurs l’an dernier, Bangkok a été désignée comme la ville la plus visitée du monde, battant des destinations prestigieuses comme Londres, Paris et New York, selon le classement Mastercard Index.
Pourtant, dans une enquête sur la qualité de vie, la capitale thaïlandaise s’est classée au 132e rang sur 231, sur la base de facteurs tels que les transports publics, l’environnement naturel et la pollution atmosphérique.
Bangkok se distingue aussi de façon défavorable avec son ratio d’espaces verts particulièrement bas : seulement 3,3 mètres carrés par personne, contre 23,1 pour New York et 66 pour Singapour, selon le Green City Index de Siemens.
Partout, l’espace est précieux. Tandis que Singapour libère les cimetières pour aménager des autoroutes et des appartements, les urbanistes d’autres villes asiatiques convertissent les « espaces morts » sous les ponts et les viaducs en promenades et pistes cyclables.
Le terrain de Makkasan offre une opportunité unique, explique Yossapon Boonsom du cabinet d’architecture paysagiste Shma de Bangkok.
« C’est un lieu privilégié au milieu de la ville, il présente donc une valeur économique importante. Mais nous devons décider si nous avons besoin d’un centre commercial supplémentaire – ou d’un parc », a-t-il dit.
« Les chances de pouvoir développer un tel espace au centre de la ville sont infimes. C’est l’occasion pour nous d’imaginer et de planifier un scénario idéal : pouvons-nous combiner le besoin de nature et de grands espaces avec le besoin de rentabiliser les terrains ? »
En 2005, un projet prévoyait la construction de tours jumelles de 99 étages pour des bureaux et des appartements, ainsi que des centres commerciaux et des salles de conférence. Il a même été question d’y installer le premier casino de Thaïlande.
Mais celui-ci a été suspendu en raison des craintes d’une congestion accrue dans une ville déjà bien connue pour ses embouteillages.
En 2015, le gouvernement militaire a demandé à la SRT de louer le terrain de Makkasan au ministère des Finances pour rembourser une partie de sa dette, dans le cadre d’un programme de redressement de la rentabilité des terrains publics.
À l’époque, le ministère des Finances avait indiqué que les deux tiers du terrain seraient utilisés pour le développement de routes et de projets commerciaux, le reste étant réservé à un musée ferroviaire et à un espace vert.
Mais un an plus tard, la SRT a déclaré qu’elle réaménagerait elle-même Makkasan. Le plan devant être finalisé cette année, a indiqué M. Siriphong.
Makkasan, un « cimetière ferroviaire »
C’est un dilemme inhabituel pour la SRT, a déclaré Ruth Banomyong, responsable du département de la logistique et des transports de l’Université Thammasat à Bangkok.
« Les agences publiques, en particulier les organismes de propriété foncière, sont une sorte d’oxymore : généralement elles ne prennent pas en compte le besoin de développement durable et responsable en faveur du grand public, mais plutôt l’impératif financier », a-t-il dit.
Les terres de Makkasan ont été offertes à l’autorité ferroviaire par le vénéré Roi Chulalongkorn il y a plus de 100 ans. Sous son règne, la première ligne de chemin de fer du pays fut inaugurée.
Aujourd’hui, la gare de Makkasan est connectée à l’Airport Rail Link qui relie l’aéroport Suvarnabhumi et le centre-ville et constituera l’un des arrêts du train à grande vitesse prévu entre Suvarnabhumi, Don Mueang et Pattaya, l’un des plus importants projets d’infrastructures du pays.
Dans le grand atelier, quelques centaines de personnes travaillent à la rénovation et à la réparation des wagons. Cette installation pourrait être déplacée lorsque le terrain sera réaménagé, a déclaré M. Siriphong.
La majeure partie de ce terrain est aujourd’hui laissée à l’abandon, à l’exception de la présence de quelques wagons rouillés, qui lui ont valu le surnom de « cimetière pour trains ».
Un groupe de résidents de Bangkok a lancé une campagne sur les réseaux sociaux baptisée Makkasan Hope pour faire pression en faveur d’un parc, d’un musée ferroviaire et de la préservation d’un grand nombre des bâtiments anciens.
Si Makkasan était aménagé en parc, il deviendrait alors le plus grand de Bangkok.
« Cette terre était destinée à des fins d’utilité publique et de bien commun, nous ne pouvons pas bouleverser tout cela et en faire un produit commercial, en particulier au moment où il ne nous reste aucun espace libre », a déclaré Pongkwan.
« Ça pourrait devenir le Central Park de Bangkok. Que peut-on faire de mieux avec ce terrain ? »